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Valentine Gardiennet – Le Moulin et La Veilleuse

Du 12 avril au 1 juin 2024 – Vernissage le jeudi 11 avril à 18h 

« — Mais enfin, Fifi ! Pourquoi ne dessines-tu pas sur le papier ? demanda la maîtresse, exaspérée.
— Il y a un bon moment que je l’ai utilisé ! Mon cheval ne peut pas tenir sur un petit bout de papier ridicule ! Là, j’en suis aux jambes de devant, mais quand j’en serai à la queue, je vais me retrouver dans le couloir ! »¹ 

Les dessins de Valentine Gardiennet, comme ceux de Fifi Brindacier, ne connaissent pas les limites de la feuille, et se déploient volontiers sur les sols et les murs des couloirs et des salles d’expositions. À la fois fonds et formes, ils débordent souvent de leurs cadres pour devenir papier peint, baldaquins, sculptures en papier mâché, céramiques ou éléments de décor. On progresse dans l’exposition de Valentine Gardiennet comme Alice qui change de taille au gré des bouchées de champignons offertes par la chenille au narguilé. 

« Le moulin et la veilleuse », installation imaginée par l’artiste pour Les Capucins, est un espace liminal oscillant entre le marécage et la chambre, le paysage et l’espace domestique, le travail et la paresse.

On y rencontre une foule de personnages qui se sont échappés de leurs contes de fées et dessins animés pour vivre les vies qu’iels ont choisies. Iels évoluent dans des univers graphiques empruntés aux cartoons et aux carnavals, dont Valentine Gardiennet aime à dire qu’il s’agit des mondes interstitiels des « gouttières », les bandes blanches qui séparent les cases de bande dessinée, où elle imagine ce qui échappe à la narration, les décors remisés et les personnages libérés de l’intrigue. 

Cette profusion de couleurs et de formats a quelque chose de psychédélique et de jubilatoire, et donne aussi parfois la nausée de fin de fête foraine. On se demande ce qui s’y passe la nuit quand on ferme le centre d’art : sûrement un mélange entre Toy Story et La nuit aux musées.

 C’est le nom du défilé d’ouverture des férias du Sud de la France, où Valentine Gardiennet et moi avons grandi –, on ne sait jamais vraiment qui est familier ou méconnaissable. Six grandes peintures sur panneaux composent une suite aux aventures de Fifi Brindacier, petite fille à la force surhumaine vivant sans adulte avec un cheval et un singe, et comme bon lui semble envers et contre toutes les conventions sociales. 

Imaginée en 1943 par la Suédoise Astrid Lindgren, Pippi Långstrump (littéralement « Pippi Longues-Chaussettes ») a connu une immense popularité en Europe, sauf dans les pays francophones : la faute aux traductions, ou plutôt aux adaptations françaises, qui en ont fait une figure beaucoup plus sage et docile que dans la version originale, où Pippi/Fifi tient tête aux adultes, refuse l’école et les codes genrés attribués dès l’enfance. 

Christine Aventin, à la suite de plusieurs chercheuses et linguistes, l’a réhabilitée comme icône féministe et punk (Fifi invente littéralement dans un des épisodes le mot spunk) dans son ouvrage FéminiSpunk. Le monde est notre terrain de jeu². La Fifi de Valentine Gardiennet, devenue adolescente, a créé un groupe de punk rock et vit en communauté, entourée de personnages hors normes qui peuplent les différents panneaux : Madame Françoise, une horloge qui ne donne pas l’heure ; Dame Oeuf, version féminine d’Humpty Dumpty qui réclame une échelle sur laquelle se hisser ; et un joueur de flûte d’Hamelin version rave party médiévale.

Lieu de passage et de réunion, archétype pastoral, le moulin est un espace propice aux rencontres, aux discussions et aux amitiés inter-espèces, comme dans Le vieux moulin, court-métrage Disney de 1937 qui décrit les péripéties des animaux habitant un moulin frappé par la foudre. Les moulins à vent sont aussi les géants contre lesquels se bat un Don Quichotte qui est le seul à voir le monde à sa manière. 

Son idéalisme, sa liberté de pensée et sa persévérance dans un monde hostile en ont fait une figure réinventée sous les traits d’une femme par plusieurs autrices : d’abord Charlotte Lennox au XVIIIe siècle (The Female Quixote en 1752), puis Monique Wittig et Kathy Acker dans les années 1980 (respectivement avec la pièce de théâtre Le voyage sans fin en 1984 et le roman punk Don Quichotte. Ce qui était un rêve en 1986). 

Plus encore qu’à Don Quichotte, c’est à la figure de Sancho Panza que s’attache surtout Valentine Gardiennet : paysan, écuyer, ami et intermédiaire, fin psychologue sous ses allures simples, Sancho Panza se démultiplie ici sous les traits de plusieurs personnages féminins qui cheminent en ronde et à dos d’âne, et incarne la revanche des adjuvant·es et des personnages secondaires. 

Le voyage sans fin de Monique Wittig se termine par Quichotte énonçant : « Quand bien même le monde entier me prendrait pour folle […], je dirais que le monde entier est fou et que c’est moi qui ai raison.³ » ; et n’est-ce pas là le genre de certitude dont il faut s’armer pour mener une vie différente de la norme, et pour faire de l’art ?

En mobilisant la pop culture, la couleur et l’enfance, en tricotant la fiction plutôt que l’histoire, Valentine Gardiennet pose la question du sérieux de l’art et se joue des références à mobiliser pour être une « grande artiste » comme on devient une « grande personne ». 

Titiller la condescendance qu’ont souvent les adultes envers le monde des enfants et adolescent·es, seule minorité dont chacun·e a forcément fait partie puis quitté, lui sert pour déjouer des relations de pouvoir et d’ascendant qui se nouent au long de la vie, charriées par les objets culturels jamais anodins avec lesquels on se construit. Mais ce ne serait pas vrai de dire que Valentine Gardiennet a gardé son « âme d’enfant », non : ce qui infuse dans son travail, c’est plutôt l’adolescence, dont elle s’est promis de garder le goût de la démesure et la justesse de l’intensité. 

Mathilde Belouali

 

¹ Astrid Lindgren, Fifi Brindacier, Le livre de poche jeunesse, 2015, p. 55, citée par Christine Aventin dans FéminiSpunk. Le monde est notre terrain de jeu, Zones, 2021.
² op. cit.
³ Monique Wittig, Le voyage sans fin, éditions de Minuit, 1986, p.114.

Centre d’art contemporain Les Capucins, Espace Delaroche, 05200 Embrun. Tél. : 04.92.44.30.87

du mercredi au samedi de 15h à 18h. Le samedi matin de 10h30 à 12h30

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