Paul Rousteau – Paul, la plage et les peintres
Du 24 novembre au 10 mars 2024 – Vernissage vendredi 24 novembre à 18h
La villa Noailles propose ici le rendu de la commande artistique faite au photographe et artiste français Paul Rousteau, réalisée
en résidence chaque été depuis cinq années à Hyères, en compagnie de huit peintres de la scène contemporaine française invités à passer un temps de création sur le thème de la plage :
Jean-Pierre Blanc m’a proposé une résidence photographique en juillet 2018. Juillet, le début des vacances. Les familles arrivent enfin sur les plages d’Hyères, après une année à attendre les congés d’été, à en rêver. Jean-Pierre et moi observons la joie des familles lors de leur premier bain de mer. « Ce serait beau d’illustrer ce bonheur à la plage » rêve-t-il tout haut. J’étais enthousiaste. Ce, d’autant plus que le littoral de la commune d’Hyères, me dit Jean-Pierre, s’étend sur 42 kilomètres de long. Un marathon. Un joli terrain de jeu pour moi qui aime tant l’été, les vacances, le soleil… et la villa. J’ai aussitôt pensé au livre photo que je regardais enfant : Les Grandes Vacances de Robert Doisneau. C’était le seul ouvrage de photographies dans la bibliothèque de mes parents. Je l’ai aimé. C’est une vision du bonheur en noir et blanc, dans la France des années 1930 aux année 1960. Les familles profitent de leurs congés payés, souvent en maillot de bain.
Je veux faire ma version, un demi-siècle après, en couleurs, et à Hyères. Mais pour que ce soit joyeux, je ne veux être seul face à la plage. Sinon, le livre se serait appelé « Solitude balnéaires ». Comme j’aime par-dessus tout la peinture et que je ne connais pas personnellement cette génération de jeunes créateurs, je décide de partager ma résidence avec deux nouveaux peintres chaque été. La règle du jeu : passer une semaine ensemble au bord de la mer et qu’ils me livrent une toile à exposer sur le thème de la plage pour faire dialoguer les arts, et mélanger nos regards.
Paul Rousteau
L’œil et la plage
Le goût du sel, les percussions des vagues, les caresses du sable, le parfum des algues et l’immensité à admirer : la plage est une expérience sensorielle totale. De nos cinq sens, le regard est sûrement celui que la plage met le plus en déroute : il lui faut saisir tout à la fois trois infinis allongés l’un sur l’autre, l’infini du rivage, de la mer, du ciel. Peu importe le temps que l’on reste sur le rivage, notre œil est troublé, stupéfait. Il ressent en même temps l’émerveillement du paysage et l’impossibilité de le saisir en entier. Car la plage échappe, elle se dérobe. Et notre œil, amoureux, est vaincu.
Cette situation particulière transforme nos corps, nos attitudes et nos gestes. Le vaincu émerveillé se languit, il étend sa serviette et se perd dans la contemplation. L’œil ne possèdera jamais la plage, il admet sa défaite mais ne renonce pas à voir pour autant.
À chaque retour sur la côte, saison après saison, il poursuit une quête éternelle. Certains d’entre nous viennent à la plage pour se baigner les yeux. Ils n’entrent pas dans l’eau, mais profitent du rivage d’une toute autre façon : on les remarque grâce à leurs gestes lents, à leur cou souple.
Que regarde-t-on en vérité à la plage ?
Le paysage ? Certes, mais très vite – et nous en avons tous fait l’expérience – le sable, les vagues et l’azur se mêlent les uns aux autres sous l’action du soleil. Un pinceau invisible vient fondre en lavis le spectacle, et notre regard se brouille. L’expérience visuelle devient alors profonde. Nous plongeons dans la rêverie. Des images, lentement, apparaissent sur le ciel et la mer, des images venues de loin, du passé ou d’ailleurs, qui se projettent sur le rivage. Car la plage est un cinéma. Une salle de projection où l’on contemple dans un demi-inconscient nos sensations intérieures animées comme par magie sur la côte devenue écran.
Nous regardons aussi nos semblables sur la plage. Elle prend alors des allures de théâtre humain. Les corps s’y dévoilent comme nulle part ailleurs : désirables, saisissants. Le sable devient une scène, et le spectateur, tranquillement allongé sur sa serviette, qui pensait disparaître, peut à son tour devenir l’objet involontaire d’un œil qu’il ignore. Mille pièces se jouent à la fois dans ce renversement perpétuel des rôles. Qui regarde ? Qui est regardé ? L’œil à la plage a cette particularité de se faire invisible : il capture des beautés innocentes. Mais dès lors que l’acteur de la scène se sait regardé, son corps change. Les photographes le savent très bien : avec la conscience du regard s’envole quelque chose de l’âme.
Dans ce mouvement continu du spectacle, il est naturel de se demander si l’on voit réellement à la plage le monde tel qu’il est. Parmi tous les lieux qui existent, elle est sûrement le lieu le plus trompeur. Car il y a une ivresse du sable. Un enivrement du rivage. Sous l’effet du vent, visions et hallucinations naissent à chaque instant : on prend un rocher pour une femme, un livre pour un coquillage, des oeufs de seiche pour un monstre féérique. C’est un accouchement permanent de mirages auquel on assiste. L’hallucination peut être poétique, artistique, religieuse, divinatrice ou bien encore amoureuse.
Là encore, tout est question de regard. Qu’y a-t-il dans l’être rencontré et aimé durant un séjour balnéaire si ce n’est l’image, enfermée en lui, d’un océan qui brille ? Qu’on le retrouve dans un autre contexte, en ville, loin de la côte, et cet être-plage ressuscite pour nous l’entièreté du monde du rivage. Sous nos yeux éperdus se déplient les rochers, la crête des vagues, la chaleur du soleil. L’homme ou la femme-plage aura pour toujours ce charme surnaturel de celui qui ressuscite la plage en un clignement d’œil.
Gregory Le Floch