Jean Cazelles – Nuits argentiques et transistors
Du 14 avril au 20 mai 2023
Je vais parler des photographies que Jean Cazelles a réalisées à partir d’une carte électronique, mais, auparavant, je voudrais partager un souvenir. Il y a des années de cela, j’avais été amené à étudier la photographie d’architecture et je m’étais trouvé confronté à la question de la frontière entre architecture et urbanisme. J’avais alors appris qu’un phénomène assez nouveau était venu changer la donne. Auparavant, on peut dire que l’urbanisme était un prolongement de l’architecture.
Si celle-ci était fonctionnaliste, elle s’entourait nécessairement d’une ville où le design fonctionnel prévalait ; si elle était rationnelle et universelle, elle demandait des poutres d’acier, du béton armé et des parois de verre dans un univers d’angles droits, mais aussi, en tant que privilège de l’humanité, sa rationalité appréciait les contrastes avec la luxuriance des végétations.
Cependant, à la fin du 20e siècle, il fallut intégrer les phénomènes de flux : flux des voitures et des passagers des métros aux heures de pointe, flux des consommateurs dans les hyper centres commerciaux, flux des marchandises autour du monde, flux des avions dans les aéroports des mégapoles…
Et ces flux demandaient un urbanisme nouveau, autonome, de telle sorte que les deux disciplines apparaissent maintenant à la fois complémentaires et concurrentes : car si l’on envisage la vie comme un flux, il est difficile d’en imaginer les lieux et inversement, alors même que tout ce qui est en flux est aussi bien stocké par moments.
Il y a quelques mois, Jean Cazelles avait déjà réalisé une première série de dix photographies à partir d’une carte à puce. Il avait appelé cette série Quartier Sensible et les images nous montraient plutôt des vues générales, dévoilant des horizons mouvants en avant desquels les composants de la carte (diodes, condensateurs, transistors, résistances…) composaient des sortes d’assemblages urbains imaginaires.
La nouvelle série, intitulée Haute Tension nous fait davantage entrer dans ces univers. Les horizons n’ont pas totalement disparu, mais ils se font plus proches et si une des photographies donne encore un effet de surplomb, la plupart semblent prises depuis la hauteur d’un composant ou d’un autre. En même temps, la lumière s’est faite plus locale. Elle ne se diffuse plus tous azimuts. Elle montre des directions, des voies entre les composants, des ombres en contre-jour, des recoins plus sombres où rien ne semble se donner à voir.
Et ici se joue sans doute à la fois la délicatesse et la puissance de ces images : les noirs sont extrêmement subtils, d’une subtilité qui les démultiplie comme autant de variances ; et à l’inverse, les zones claires sont brutales, rapides, prêtes à s’éteindre sans laisser de traces. La lumière vient comme en supplément, elle éclaire un monde qui n’a pas besoin d’elle, exactement comme ces réverbères qui éclairaient nos rues avant que les néons publicitaires ne les envahissent. Certes, sans lumière nous ne verrions pas, mais nos rues, nos quartiers seraient toujours là et nous pourrions encore nous déplacer dans ce monde fait de mille noirs que nous sentirions en aveugle.
Ce jeu entre la lumière et l’obscurité fait la force et la complexité de cette nouvelle série. La force plastique est indéniable. Chaque recoin de chaque image est habité, alors même que nous hésiterions parfois à dire qu’il est habitable. Mais cette puissance plastique est aussi ce qui permet à Jean Cazelles de dépasser la simple illusion. Sans elle nous pourrions nous réjouir de l’habileté du truc technique, nous exclamer devant des transistors qui sont devenus des simulacres d’immeubles et prendre Haute Tension pour un divertissement spectaculaire. Mais ce n’est pas le cas. Nous ne voyons pas encore des immeubles et nous ne voyons plus des composants électroniques. Nous voyons les uns et les autres dans une même plastique photographique.
Les réseaux sociaux, comme Facebook ou Instagram, permettent de voir des photographies que l’on n’aurait jamais rencontrées. Encore faut-il en prendre le temps. Encore faut-il ralentir le « scrolling » de l’index sur la surface du « smartphone ». Pour beaucoup d’images, la rapidité du défilement n’est pas gênante : on reconnaît de quoi il s’agit, on apprécie le degré de maîtrise des codes de la belle photographie, cela va très vite, et on like… ou pas. Pour d’autres, en revanche, un arrêt est vraiment nécessaire. Elles demandent du temps et, lorsqu’on le leur accorde, elles s’en emparent. On ne les voit plus, on se met à les regarder.
Peut-être qu’un peu d’écriture permet de produire cet arrêt, il semble en effet que, par habitude, on « scrolle » moins facilement un texte. Alors, voilà, ces quelques lignes parlent des photographies de Jean Cazelles.
Pour bon nombre, elles se tiennent au croisement de l’irréel et de la réalité. La poésie des ombres, des gris plus ou moins charbonneux, des lumières qui tranchent ou qui s’estompent mollement, des lignes de contraste, des recoins masqués et des dévoilements, d’un côté ; de l’autre cette toute petite part de « chose réelle » : une bâche de plastique, un fil de fer, un gravât et puis la glèbe du Rouergue, les ruines de la mine… Celui qui regarde se tient là, au carrefour et son regard est pris, saisi, emporté dans l’imaginaire photographique, un peu comme Robert Johnson au carrefour du blues.
Dans d’autres photographies, comme celles qu’il vient de créer à partir d’une carte à puce, Jean Cazelles franchit un pas de plus : il convoque le surréalisme, cet art dont André Breton s’était fait le héraut et qui dit que ce que l’on tient pour réel ne l’est pas, qu’il est superficiel et qu’il faut aller chercher la sur-réalité, la réalité véritable. Car que voyons-nous ? Une carte à puce ? Réellement ?
Non, nous voyons un monde que l’électronique ordonne, dont elle impose les horizons, la géométrie, les lieux visibles et ceux qui doivent rester dans l’ombre, le haut le bas et la glèbe du silicium. Et telle est bien la sur-réalité, la réalité véridique. La photographie de Jean Cazelles, comme l’art d’André Breton, affirme ici sa dimension politique, car la poésie réelle est nécessairement politique.
Voilà, alors, à l’heure où le physicien demande une révolution poétique, ce petit texte voulait juste dire qu’il est réellement nécessaire d’arrêter le « scrolling » et de regarder les photographies de Jean Cazelles.
Marc Tamisier – juillet 2022
Espace Molière, Place Molière 34300 Agde Tél : 04 67 32 35 76