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« FAIRE ABSTRACTION » Christian de Cambiaire

FAIRE ABSTRACTION Christian de Cambiaire

FAIRE ABSTRACTION Christian de Cambiaire (photo Michel Batlle)L’abandon des significations figuratives avait été, dans les arts plastiques, l’événement majeur du début du 20e siècle. Assurément, depuis les raisins de Zeuxis jusqu’aux Impressionnistes & aux Cubistes, tant d’évolutions avaient eu lieu dans le rapport que l’art s’obligeait à entretenir avec les formes du réel !

Mais voilà que soudain, à la peinture on enlève la figuration même. Cette logique opératoire soustractive avait plongé le public dans un désarroi dont il ne s’est jamais entièrement remis, (sauf à trouver dans la photographie & bientôt dans l’envahissement des images médiatiques une revanche si disproportionnée qu’à elle seule , maintenant, elle légitimerait le rejet des images.)

Les spectateurs se voyaient privés des schèmes de reconnaissance propres à la peinture pour laquelle peindre était avant tout figurer. « Mais par quoi remplacer l’objet ? » s’était demandé Kandinsky, en 1910, lorsque voyant de loin une de ses aquarelles placée de côté il ne perçut d’elle « que des formes & des couleurs dont le contenu était incompréhensible, un tableau indiciblement beau, tout irradié de lumière intérieure ».

Ainsi, la référence au monde extérieur des apparences avait disparu. Mais en revanche celle au monde intérieur & sensible retrouvait dans cette nouvelle peinture abstraite le lieu idéal pour l’expression d’une subjectivité affranchie des impératifs de la figuration et comme livrée entièrement à elle même. Mais là se recyclaient toutes les règles esthétiques, tous les mécanismes de composition, toutes les lois de structuration harmonique de la picturalité traditionnelle.

Citons à titre d’exemple, typiques de cette orientation, les peintres l’École de Paris : parce qu’ils partaient de la réalité perçue ou s’y référaient, ils refusaient, comme le disait Manessier, de se considérer comme abstraits, préférant l’étiquette de non-figuratif. Par cette sorte de compromis, celui d’un art pictural semi-abstrait, sans doute pensaient-ils combler le vide causé par la disparition de l’objet mais en même temps ils arrêtaient la peinture abstraite dans son extension potentielle, l’empêchant d’accéder à une réalité plus haute.

De sorte que, sans entrer dans le dédale d’une histoire riche & parfois incohérente, on peut dire que, dès les années cinquante , après Malévitch, Mondrian, Kandinsky, Kupka, la peinture abstraite avait tiré l’essentiel de son fonds.

En effet pendant longtemps, mis à part certaines grandes œuvres paradigmatiques, (comme celles de l’expressionnisme abstrait américain de l’après guerre), elle ne fit que se perpétuer dans un recyclage sans fin de propositions plastiques n’engendrant que des œuvres épigonales, que la répétition des mêmes ruptures, l’utilisation des mêmes paradoxes, la surenchère des mêmes scandales, le ressassement des mêmes formes, & ce,

tout autant par simple épuisement que par la nécessité d’alimenter un marché de l’art & une industrie culturelle en continuelle expansion, ( cette description valant tout autant pour la production abstraite proprement dite que pour les quelques 70 autres mouvements recensés en 1990.) Sur ce terrain, les thèses du Postmodernisme ont eu beau jeu de délivrer leur message de régression & leur impératif de délégitimation de toute tentative de nouveauté. Il fallait, par ce subterfuge brillamment théorisé par Achille Bonito Oliva & sa Transavantgarde, revaloriser la peinture figurative tout en faisant pièce à l’art américain.

Mais le mode particulier de manifestation sensible qu’est l’Abstraction n’était en rien concerné par cette stratégie. En effet, de par sa nature propre qui est de ne transporter aucune signification extrinsèque, de n’être que le signifiant d’une chose qui n’existait pas jusqu’alors, l’abstraction avait la capacité d’éviter la sorte de piège dans lequel se sont trouvées prises les autres tendances créatives à savoir la soumission idéologique au « chaos du monde contemporain » (Hégel).

Croire que l’art a un devoir à rendre aux circonstances diverses de notre présent est sans doute la faiblesse constitutive de ce qu’on appelle « l’Art Contemporain » lequel, en effet, s’applique, par ses installations, à mettre en scène la société, sous le rapport de ce qu’elle nous offre de plus banal : sans doute parce que le banal est inépuisable & omniprésent & qu’à partir de lui, lorsqu’il est « transfiguré », comme le dit Arthur Danto, par l’action culturelle officielle, le plus large consensus public devient envisageable.

Ce n’est donc pas à partir du mouvement d’avant garde historiquement nommé « Abstraction » qu’il faut réfléchir désormais ; cette appellation ne subsume pas sous elle, et une fois pour toutes, les diversités du concept d’abstraction qui doit être pris dans sa généralité, c’est-à-dire comme opération de l’esprit capable de forcer le passage vers des horizons plus dégagés de l’art : une opération de l’esprit dont l’exigence essentielle est d’aller jusqu’au bout de sa logique interne dans sa relation avec la manifestation de l’art.

Ce passage implique qu’« abstraction soit faite », autant que faire se peut, de la subjectivité de l’artiste, lequel, nous dit Heidegger, « reste par rapport à l’oeuvre quelque chose d’indifférent, à peu près comme s’il était un passage pour la naissance de l’oeuvre, qui s’anéantirait lui-même dans la création » . Il passe encore trop souvent comme celui qui doit donner, à travers son expérience vécue, l’expression même de la vie humaine & comme celui qui règne à l’origine de ses créations, alors qu’en réalité ces dernières trouvent beaucoup plus leur principe dans cette sorte de communion qui unit en un ensemble relationnel les oeuvres produites depuis le début des temps & dont l’énergie rayonne jusqu’à nous.

De nombreuses tentatives avaient été faites par les mouvements de réductionnisme minimalistes qui amenuisaient leurs « Specific Objects » jusqu’à les rendre indiscernables des objets usuels de la civilisation industrielle. Il y avait là comme une erreur qui mettait la création sous la dépendance du principe de réalité, l’enchaînant, encore une fois, au monde, paradoxalement.

Il était donc nécessaire d’aller plus loin & autrement dans la dé-subjectivisation du processus de création : le moyen consista à remplacer l’antique mode opératoire heuristique par des modes opératoires algorithmiques.

Dans le mode heuristique la proximité entre le créateur & son œuvre est totale. Quelle que soit l’action, – la plus traditionnelle : poser sur une toile telle couleur plutôt qu’un autre, ou la plus contemporaine (quoique déjà chargée d’ans !) : choisir pour une installation tel ready made plutôt qu’un autre, – c’est toujours le sujet-artiste démiurge qui l’accomplit, qui trouve pas à pas les solutions, qui décide de son début & de sa fin.

Dans le mode algorithmique, au contraire, l’œuvre procède de l’application d’un système. D’un système que le sujet a créé mais dont il ne peut prévoir dans les détails les résultats. Restant l’auteur du système le sujet n’est pas éliminé, mais simplement déplacé d’un point à un autre du processus. Dans l’enchaînement des faits vers l’oeuvre il est au commencement. De sorte qu’il n’y a aucun risque de « sortie de l’humain » comme certains éffarouchés voudraient le laisser croire. Mais cette distance nouvelle mise entre l’artiste & son œuvre, ce dépassement librement accepté, & même voulu, du sujet par le système, plus généralement cette relation inédite de l’homme à son œuvre sont censés produire des effets formels spécifiques car résultant non plus entièrement d’une convenance subjective mais de la cohérence objective d’un programme – que celui-ci soit ou non informatisé.

C’est ainsi que depuis longtemps nombre d’artistes soumettaient leurs productions à des actions expérimentales programmées à l’avance, chacun ayant inventé ses dispositifs techniques, ses procédés, ses manipulations, ses constructions, ses artifices. Un exemple parmi tant d’autres : Hantaï pliait en boules ses toiles, peignait la surface apparente puis ensuite les dépliait faisant surgir des formes surprenantes. Ces programmes étaient réalisés « à la main ».

Mais comment ne pas tenir compte, à leur titre de nouveaux outils, des développements fulgurants de la techno-science qui par ailleurs ont une influence si profonde sur la société ? Ainsi, une étape nouvelle s’offrit aux artistes lorsque ces progrès permirent l’utilisation courante des ordinateurs & la réalisation de programmes informatiques**capables de prendre en charge les processus de création, leur conférant une puissance d’exécution & d’investigation du virtuel inimaginable jusqu’alors.

C’est à partir de cette nouvelle puissance – les Algoristes l’ont bien compris – qu’une abstraction (qu’on appellerait moderne ou néo-moderne) pourrait donner existence à ses conceptions. Ayant échappé au virus du kitsch médiatisé, elle aurait « fait abstraction » de l’essentiel des déterminations constitutives de son histoire depuis cent ans. Non pas pour son élévation vers une espèce de purification dans laquelle elle se sublimerait au risque de s’évanouir, mais pour son déplacement d’un système à un autre, dans lequel des formes artistiques issues de nouveaux rapports seraient possibles.

Christian de Cambiaire

www.christian.decambiaire.pagesperso-orange.fr

Vidéo (mars 2002 ; conception C. de Cambiaire, programmation Guilhem Puyou & Pierre Sablayrolles)

**J’entends par « oeuvres logicielles » (software art) celles qui sont créées par l’application d’un logiciel : celles qui montrent le logiciel non dans les arcanes de sa programmation informatique, mais dans son fonctionnement final … non dans ses moyens, mais dans ses buts artistiques.

est constitué de points répartis aléatoirement dans l’espace & reliés chacun à tous les autres pour former un certain nombre de segments. Chacun de ces points se déplace, indépendamment de tous les autres, dans un périmètre donné, de sorte que la position & la longueur des segments changent constamment & confèrent à la forme d’ensemble un mouvement perpétuel. Mais à la différence d’un mouvement mécanique, la position des segments entre eux n’est jamais la même & l’ oeuvre se trouve ainsi dotée du pouvoir autonome de se déformer / reformer sans cesse : une palpitation, comme une espèce de vie.

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