Lenny Di Lorenzo « SO HOME » – Aix

Lenny Di Lorenzo « SO HOME » - Aix

Lenny Di Lorenzo « So Home, a journey through a musician’s dream »

Du 18 juin au 30 juillet 2022 – Vernissage samedi 18 juin 2022 à partir de 16h en présence de l’artiste

Héritier de la grande tradition de la photographie de rue, Lenny Di Lorenzo nous invite avec « So Home » à la traversée d’un célèbre quartier du centre de Londres où il vit et travaille depuis plusieurs années.

C’est d’ailleurs là que je le rencontrai moi-même pour la première fois. Il y a de ça un peu plus de dix ans, je résidais dans Covent Garden, entre Seven Dials et Tower Street, de l’autre côté de Shaftesbury Avenue, à deux pas, que dis-je, à un jet de pierre de Soho, où nous finirions tous les deux par nous croiser assez régulièrement, pas chaque soir, enfin presque, et le plus souvent dans un bar à cocktails qui n’existe plus aujourd’hui sur Wardour Street, avec son fumoir adjacent de la taille d’une boîte à gants, entièrement meublé en bois foncé, fauteuils de cuir noir et tables basses qu’encombraient seulement d’élégants cendriers en acier sur pied, sans oublier sa cave à cigares cubains tout droit importés de La Havane.

Pour le Parisien de naissance que je suis, Soho, lui expliquais-je, me fait penser à un vague mélange de Pigalle et de Quartier latin… Pour l’Italien qui l’est, me rétorque-t-il, Soho, ce serait plutôt tous les cercles de l’enfer, comme l’a décrit Dante Alighieri dans « La Divine Comédie ».

Sans ambages, le plus directement du monde, avec la pointe d’ironie qu’il faut, son entrée en matière eut le mérite de frapper mon imagination dans le mille ! Pour la petite histoire, le nom de « Soho » viendrait à l’origine d’un cri de chasse, son utilisation pour désigner ce quartier situé dans le West End et l’arrondissement de Westminster, remontant avant la Grande Peste de Londres qui ravagea la capitale anglaise au milieu du XVIIème siècle. Entre Charing Cross Road à l’est et Regent Street à l’ouest, Oxford Street au nord et Leicester Square au sud, Soho inaugura sa réputation de quartier à bordels

il y a déjà cent cinquante ans. De Piccadilly Circus à China Town, c’est encore le rendez-vous à l’heure actuelle de tous les gens de la nuit, des personnages plus ou moins recommandables, exclusivement fréquenté par des êtres à la dérive, en rupture de ban, hormis certains touristes perdus en mal de sensations, en quête de paradis artificiels ou de plaisirs illicites. Bars de nuit, casinos, boîtes à claques, clubs de jazz, strip joints, peep shows, clandés de deuxième catégorie et autres boxons privés… On y trouve tout ce que la profonde solitude ou la dépravation accélérée peut désirer dans ces zones d’ombres où le noir l’emporte toujours sur le rose.

De jour comme de nuit, Di Lorenzo s’intéresse à la face cachée de ce monde ignoré dont le spectacle changeant à la lumière vacillante de ces vies dissolues reflète irrémédiablement tous les excès, toutes les folies. Bien sûr, il y a du photo-journalisme dans l’air, à travers ces clichés pris sur le vif, à la dérobée. Que ce soit dans la rue ou des espaces intérieurs — pour la plupart, des lieux de passage, des lieux de transit : chambres d’hôtel, rooftops, arrières-salles, cages d’escaliers, rebords de fenêtres —, Di Lorenzo y traque l’extraordinaire ou le bizarre des choses, d’une silhouette, d’un visage, d’un geste quelconque, à la recherche d’images poétiques. Comme d’autres du genre humaniste, lui aussi cherche à saisir à quoi ressemble cette réalité crue, à montrer les modifications qu’elle subit, quand il la photographie dans son style âpre, bien que jamais brutal, avec finesse, en ‘live’. Loin d’être moralisateur, il en célèbre d’autant mieux le charme éphémère et l’impact existentiel. Avec ses contours flous, ses formes contrastées, voyez comme sa photo s’accroche aux détails immédiats d’une scène, en général des situations dépourvues de tout événement, qui ne correspondent pas à des moments cruciaux, mais à des instants d’absence, d’une banalité sans nom, à la surface.

Contrairement au photo-journalisme, ces images, leur contenu factuel, ne sont pas chargées d’effets triviaux ou standardisés. L’attention particulière chez Di Lorenzo qui y est donnée au cadrage, à l’éclairage, à la composition, en fait évidemment autre chose que du reportage.

À la fois photographie de présence et photographie spontanée, Di Lorenzo en traduit l’expérience fugitive entre différents niveaux de vérité et d’imagination. Regard franc, lucide, obsessionnel, ainsi fait-il éclater le vernis d’un univers chimérique, illusoire, truqué, stimulant l’esprit au-delà du simple domaine du visible, quand celui-ci tend à se dissoudre dans son propre fantasme, sa propre fiction.

Pas tout à fait documentaire, non plus provocatrice, assurément créative, cette photo rude, parfois à la limite, voire à des distances extrêmement proches où le photographe n’hésite pas s’immiscer dans le champ de vision des personnages qu’il aborde (chacun des deux conscients de la présence de l’autre), et parfois aussi romantique, éloquente, mystérieuse, du moins étaye-t-elle chaque coin de rue, jusqu’à chaque battement de cils, d’un vrai sentiment.

Un environnement débauché, glauque, interlope, l’atmosphère surchauffée, morbide, électrique d’un quartier bien connu pour ses frasques et ses dangers, voilà donc le décor londonien dans lequel Lenny Di Lorenzo nous plonge de plain-pied avec « So Home », non sans un certain goût de l’expérimentation, comme s’il s’agissait de voir ce qui peut apparaître dans l’objectif de son appareil photo et de le capturer de manière intuitive, si ce n’est aléatoire, à contre-courant, dans un déroulement narratif à forte valeur autobiographique.

Est-ce suffisant pour affirmer que ces images constituent une forme de journal intime, de journal visuel par-delà les apparences ? Sur ce thème digne d’un scénario pour film noir, il ne s’agit pas d’images isolées effectivement, mais d’un ensemble s’inscrivant dans une série photographique. Même s’il admet une liberté totale d’intervention, dont on ne saurait soustraire ni le hasard des rencontres ni la part d’ambiguïté, on ne peut douter en tout cas du rapport transactionnel, voire cinématographique, qui s’établit entre l’artiste et ses différents sujets, des plus anodins aux plus spectaculaires.

Par opposition au photographe de plateau, Di Lorenzo s’écarte en revanche de toute réification possible du modèle photogénique, en ajustant ses plans larges ou resserrés de multiples façons : décalage, contre-plongée, mise en abîme, angle de vue où le langage corporel notamment contribue à renforcer l’esprit visuel dont il veut révéler la charge expressive. Et ce, semble-t-il, pour permettre à l’image d’échapper in fine à son propre contexte, à sa propre simulation.

Outre l’influence du cinéma — Di Lorenzo consent volontiers être marqué par l’œuvre d’un Federico Fellini ou d’un John Cassavetes —, ces clichés évoquent également la formation musicale de leur auteur, son métier de compositeur. Comme l’exposition l’indique dans son sous-titre « A journey through a musician’s dream »,

Di Lorenzo tisse clairement avec « So Home » un lien métaphorique entre la musique et la photographie, entre les sons et les images pour faire entendre sa manière de voir. Et si l’on devait « mélographier » ses photos, sans doute faudrait-il le faire, en forme de clin d’œil, sur les pages d’un papier journal à la fumée d’un Toscano à l’arôme terreux et salé…

Ainsi Di Lorenzo image-t-il les aléas du monde, d’une intensité troublante, pour mieux en capter le rythme, le mouvement, le chaos, chaque bruit, et puis les résonances, les dissonances, les contrepoints, les fausses notes, les appels, les murmures, et les silences aussi.

Renaud Siegmann Aix-en-Provence, printemps 2022.

Galerie Goutal, 3ter rue Fernand Dol 13100 Aix-en-Provence Tél :09 67 80 32 56 

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